Extrait du roman « Touchée » de l’auteur Manon Vincent (Lancé le 27 avril 2021)
Dans un état que je m’explique mal, je prends le volant et me rends directement au poste de police de Saint-Hubert, résolue à porter plainte. On doit dénoncer dans l’arrondissement même où les gestes reprochés se sont déroulés. Durant le trajet, j’essaie de ne pas penser, de n’avoir aucun mot en tête, aucune image. Je gare la voiture, sors d’un coup pour avancer et franchir les portes de l’établissement brun, gris et froid. Une dizaine de chaises sont vides dans une salle d’attente déserte. Sans porter attention, une femme à l’accueil, concentrée sur son écran d’ordinateur derrière une vitre pare-balles, appelle au micro comme s’il y avait foule.
– Suivant...
Un temps d’hésitation fige mon corps, commande la fuite, mais la dame me fixe à présent, les yeux au-dessus de ses lunettes noires, impatiente.
– Suivant! Qu’elle insiste.
J’avance au comptoir sans croiser son regard posé sur moi.
· – Bonjour madame. J’aimerais porter plainte.
· – À quel sujet, madame, êtes-vous en danger présentement?
Je vois derrière la vitre deux autres personnes affairées. Je suis mal à l’aise.
– Non, je ne suis pas en danger. Je veux porter plainte contre mon père pour mon enfance et parce qu’il a battu ma mère, et moi aussi...
Dans un long soupir expiré en une phrase, la femme enchaîne, la tête ailleurs, les yeux revenus sur l’ordinateur et la voix trop forte :
– Tu ne peux pas porter plainte « pour ton enfance » ma belle; ni pour de la violence physique si ça fait plus de deux ans. Tu ne peux pas porter plainte pour la violence faite à ta mère ou à ta famille non plus. Il te reste « attouchement sexuel ». Est-ce que tu veux porter plainte pour ça?
Ça? Ça! Oui ça!
Je suis humiliée et me sens stupide de venir déposer mon histoire. Deux jeunes agents de police viennent à ma rencontre et m’invitent à monter à l’étage. L’un d’eux se présente comme étant l’agent Roger et l’autre demeure silencieux. Le second m’invite à prendre place sur l’unique chaise dans le petit cubicule en béton, sans fenêtre, éclairé au néon.
Sans se soucier de mon malaise, le sergent m’avoue candidement que c’est la première fois qu’il prend une déposition pour un événement qui s’est déroulé... il y a si longtemps. Combien de temps?
· – Trente-cinq ans environ.
· – Faudra être exacte dans votre déclaration. Écrivez les événements comme ça vous vient et ensuite, venez me donner vos documents dans la salle juste en face. De mon côté, je vais m’informer des procédures.
Je me sens une merde devant la pile de feuilles officielles de rapports de police. Je prends le crayon déposé sur la table. Comme dans un cauchemar à finir, je m’entête à ne pas reculer. J’écris dans le désordre tout ce qui me vient en tête, aidée par les conversations remontées à la surface depuis quelques jours. Poser le geste d’écrire inscrit pour la première fois les mots gardés dans ma tête depuis tant d’années. Je veux hurler à la réceptionniste en dessous que la violence psycho- logique, l’abandon, le mépris, la peur et les perpétuels déracinements frappent bien plus fort que les coups, et salissent plus que les attouchements. Ma main tremble au point de rendre le texte illisible. Un des néons sur le point de rendre l’âme clignote, presque impatient, dérangé lui aussi par ce temps accordé à une si vieille histoire.
Le sergent Roger revient dans la petite pièce avant que j’aie terminé de tout écrire.
– Laissez-moi votre plainte. Dans les prochains jours, le détective Bouchard va vous contacter. Je ne sais pas ce qu’il pourra faire par la suite, mais ça semble être ça la procédure.
Je signe les documents et m’empresse de sortir de ce mauvais rêve. Je conduis encore trop vite, au rythme de la musique trop forte, espérant traverser le mur au bout du chemin de la vie. Ma déposition m’ancre dans le pire de moi. Mon geste avoue au monde ma faiblesse, mon incapacité à être porteuse d’une histoire que personne n’a voulu entendre. Mon geste, c’est dire : « Non, ça ne va pas! »
Retrouver le chemin des Patriotes me calme, grâce à la limite de vitesse, mais le sentiment de vide intense s’accentue. Ma déposition aura pour suite de revenir à mon histoire pour y ajouter un chapitre. Ma conscience me répète de simplement vivre, d’être forte comme ma
mère me l’a appris, mais la culpabilité reprend le dessus. La culpabilité d’être victime et de ne pas être à la hauteur me rentre dedans comme une flèche coincée dans mon dos,
J’ai besoin d’aide pour la retirer. Suis-je coupable monsieur le juge? Et on dirait que l'histoire se répète... https://www.lapresse.ca/actualites/2021-04-28/victime-parfaite-justice-imparfaite.php
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