Deux événements de l’actualité étatsunienne se sont juxtaposés ces dernières semaines. D’abord, l’élection du 47e président, qui semble vouloir mener au triomphe de la ploutocratie[1]. En gros, les plus pauvres du pays ont élu les plus riches, en espérant encore le ruissellement qui ne vient jamais.
Ensuite, un Clint Eastwood 2024 a descendu comme au bon vieux temps le président d’une méga compagnie d’assurance maladie, en plein jour et en plein Manhattan. Sur les projectiles, on a trouvé gravés les mots « retarder » et « refuser », des manœuvres dilatoires bien connues des assurés, si on en croit les témoignages sur les réseaux sociaux depuis l’assassinat. Le meurtrier est devenu un héros.
Et moi, en mai 2012, j’écrivais le texte ci-dessous. C’était au temps des luttes étudiantes... Rien à voir avec les États-Unis, mais j’y reconnais certains schémas, vous ne trouvez pas? Assez en tout cas pour le sortir de ses boules à mites et lui donner une seconde vie.
Tout est dans tout, et vice-versa. (Alphonse Allais)
Le bout de l’élastique
Qu’il ait le cœur rouge, vert, blanc ou noir, le plus distrait des observateurs ne peut que le constater : il se passe des choses au Québec ce printemps. Et du haut de ma clôture, les choses que je vois m’en rappellent d’autres, apprises il y a longtemps...
Ça s’est passé partout, ça se répète tout le temps chez les humains, tellement qu’on se demande comment on peut encore ne pas le voir venir : l’élastique trop étiré finit toujours par péter.
Voyons la recette : les humains s’organisent une société. On est de même, on aime ça vivre en gang. Pour que ça marche, il faut des chefs. Pas de problème, on s’entend là-dessus. On les élit, ou ils s’autoproclament, ou ils naissent en dessous de la couronne, il y a plusieurs modèles. Ces chefs-là ont besoin d’un coup de main, la job est dure et les heures sont longues. Comme c’est chouette d’être chef, les amis ne manquent pas pour la corvée. Évidemment, l’assiette au beurre est toujours très proche du trône, ça aide les amis à se porter volontaires. Avec le temps, le club des copains devient très sélect : on est entre chefs, faudrait quand même pas que la plèbe grimpe les marches, le beurre est rare.
Voilà donc la société divisée entre les oligarques et la plèbe. Celle-ci s’en accommode — c’est plus simple de laisser les chefs s’organiser avec la gestion — en autant qu’il y ait du pain sur la table, avec un peu de sauce de préférence.
C’est ici qu’entre en jeu la notion de l’élastique. On dirait que, peu importe le régime ou le type de société, les oligarques ont toujours tendance à siphonner les vaches de la plèbe pour se garnir l’assiette au beurre. Ils étirent l’élastique, chaque jour un peu plus, en se disant que décidément, ces gens-là sont bien faciles à berner. Il suffit de leur parler des « intérêts supérieurs de la nation », de « juste part », de « fierté nationale », et l’élastique semble pouvoir s’étirer jusqu’à l’infini, pour la plus grande joie des copains.
Jusqu’à la gaffe finale : un mur qui tombe, une malencontreuse invitation à manger de la galette, une loi spéciale... on ne comprend pas toujours bien pourquoi cette goutte-là fait déborder le vase, mais voilà, l’élastique pète, la plèbe prend la rue, les bourgeois se plaignent que l’économie en souffre et réclament la répression, le peuple résiste, les oligarques perdent le contrôle, le trône et accessoirement, la tête. Pour un temps, le peuple mène son destin vers des lendemains qui chantent.
Mais le peuple a besoin d’un chef... le chef a besoin d’un coup de main... l’assiette au beurre n’est jamais loin... la roue tourne, et la plèbe d’hier est l’oligarchie de demain. La réserve d’élastiques semble infinie.
Que sera l’été après ce printemps mondial? Bien malin qui pourrait le dire. Mais ça peut être utile de regarder ça d’un peu plus haut... et de se souvenir.
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[1] La ploutocratie, c’est la routine habituelle : un État dirigé par les plus riches, comme partout ou à peu près... Évidemment, à lire la déjà longue liste de futurs ministres, directeurs d’agences et autres conseillers spéciaux qui attendant impatiemment le 20 janvier, on serait même tenté de parler de kakistocratie (du grec kakistos, le pire) : un État dirigé par les moins qualifiés, les plus médiocres.
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