Finalement, j’ai écrit mon premier roman pour monsieur Paul.
Lors des saisons creuses, l’auberge abritait surtout des travailleurs venus d’ailleurs. Une vétérinaire venait aider l’éleveur de porcs, dans le 4e Rang. Divisées en quatre cycles de reproduction, le quart de ses truies accouchaient sur deux ou trois jours. Soixante truies mettaient bas de six à douze petits rejetons qu’il fallait rediviser entre les mamans afin que les familles soient à peu près égales. Examiner, peser et bien numéroter les cochonnets, puis soulager et soigner les truies afin que tout se passe bien. Puis, trois mois plus tard, elle revenait pour l’autre quart et ainsi de suite. Quatre fois par an, madame Marie-Jeanne passait trois jours chez nous à mettre au monde des centaines de petits cochons. Gilberto, d’Italie, débarquait lors des foires agricoles. Spécialiste des moteurs de tracteur ou des tracteurs eux-mêmes, je ne sais pas trop puisqu’il ne parlait ni français ni anglais. Je facturais les bureaux de Carraro qui me remerciaient d’un généreux pourboire, en euros. À voir l’empressement de ses hôtes envers monsieur Giberto, qui venaient le chercher très tôt et le ramenaient très tard, après des soirées bien arrosées dans les plus chics restaurants des environs, la langue semblait secondaire dans la vente des engins agricoles italiens. Une conférencière pour un congrès à l’hôtel préférait la chaleur d’un petit gîte à la froideur des grands hôtels. L’ingénieur en informatique faisait le tour des pharmacies Proxim pour une mise à niveau des systèmes de comptabilité, un biochimiste analysait les petits pois à l’usine Bonduelle, et de gros gars de chantier colmataient les fuites de Gaz Métro. Une joyeuse équipe de Pêches et Océans Canada, avec dans leur remorque un zodiac super équipé prêt à recueillir des échantillons de planctons dans le Richelieu et le Saint-Laurent, séchait méticuleusement les seaux, les filets et les vestes de sauvetage, comme des enfants qui reviennent de la plage. Je percevais chaque fois différemment ces métiers que l’on imagine rarement. Au beau milieu de l’hiver, il arrivait souvent qu’une seule des trois chambres soit louée par une ou un de ces missionnaires essentiels, accoucheurs de mille projets. Contrairement aux vacanciers qui se présentaient parfois en pyjama pour le petit déjeuner, les travailleurs étaient déjà tout propres, cravatés, parfumés, aussi dynamiques que leur cellulaire vibrant, tintant de mille sonneries. Pas mal moins sorteuse, mais tout aussi passionnée par ma vocation d’aubergiste, même aux aurores je cuisinais des petits déjeuners savoureux, accompagnés du meilleur des cafés, pour ces êtres motivés et courageux. Dans la noirceur du petit matin endormi, enveloppé d’un silence sourd que la neige avait déposé partout autour, à l’abri du monde, de leur monde surtout, le climat invitait à la conversation. D’une voix posée, parfois encore enrouée, nous échangions d’abord les questions d’usage, professionnelles et polies. Puis, d’un lendemain à l’autre, les sujets devenaient souvent plus personnels, allant parfois jusqu’à la confession. Au-delà des gens, j’ai reçu des histoires de vie. Des peines, de grandes fiertés, des peurs inquiètes et beaucoup, beaucoup de grands secrets bien gardés. En réservation de dernière minute, monsieur Paul séjournait à l’auberge pour la première fois. Débarqué pile à l’heure du souper, il eut droit au ragoût de veau mijoté à point, comme s’il eut été préparé pour lui. Bien sûr, je ne m’attablais jamais avec les clients et n’acceptais jamais de p’tit verre de rouge. Installée sur un tabouret derrière un comptoir de service, j’aimais garder une distance claire, particulièrement avec les hommes. Puisque je tenais seule l’auberge dans ma propre maison, l’ambiguïté sur la direction de leur chambre n’avait aucune place. Au troisième matin, bien qu’il ne prît l’avion qu’en après-midi, monsieur Paul n’avait pas rectifié l’heure du petit déjeuner. Je me levai donc à 5 heures afin que tout soit prêt pour 6 heures. Au fil des confidences, en tout point, sa situation personnelle ressemblait à la mienne, que je me gardais de partager. Visiblement issu d’un parcours sans faille, son fardeau actuel lui pesait lourd, comme si l’échec ne s’envisageait sous aucun aspect. Puis je posai cette question que je pose à tous mes clients, dont j’adore la réponse à chaque fois. – Le petit gars en vous, s’il avait su, où en serait-il aujourd’hui? Peu importe le récit, la réflexion se frayait un chemin plus loin, tout près de l’âme. Alors que son discours déboulait à rebours jusqu’à sa tendre enfance, mes pensées chutaient dans la mienne. Si nos présents étaient cousins, nos passés n’avaient rien en commun. Rien. Troublée, je retrouvais une fois de plus cette impression d’être une extra-terrestre dans ce monde humain. J’ai toujours évité de revisiter cette partie noire de ma vie. Après s’être raconté, monsieur Paul saisit l’opportunité de percer mon silence en me relançant ma question et en me tutoyant. – Et toi, ta petite fille, si elle avait su… Si ma bouche cousue gardait la réponse, mes yeux criaient que la petite fille en moi ne respirait déjà plus depuis aussi loin que je me souvienne. Elle attendait la fin. Et voilà que je me surprenais en flagrant délit de vie. Toujours là, presque cinquante ans plus tard. – Je réalise finalement que ma vie m’a portée d’un petit bonheur à un autre jusqu’à aujourd’hui, et j’ai oublié de mourir en chemin on dirait… Fin négociateur, d’une question à l’autre, monsieur Paul a finement mené la conversation, jusqu’à tout savoir de moi. À presque midi, la table était encore envahie du déjeuner à demi terminé. – Madame Manon, tu dois écrire le livre de ta vie! C’est passionnant de voir d’où tu es partie et où tu es rendue aujourd’hui. Tu es une femme inspirante qui me redonne espoir. Je serai le premier à acheter ton livre. J’aurai tellement besoin de te lire, comme tant d’autres j’en suis sûr! Fais-le pour moi… Puis monsieur Paul s’est envolé. Trois ans plus tard, j’ai cherché à le joindre pour partager mon manuscrit terminé. Malheureusement, sur Google, j’appris son décès, survenu moins d’un an après son passage chez nous. Comme un ange, il est passé dans ce matin d’hiver pour m’indiquer un chemin, que j’ai suivi. Si mon récit ne se rend jamais à lui, j’espère que d’autres Paul sauront saisir mon message qui, finalement, redonne le goût de vivre, pour le meilleur et pour le pire.
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